25 – LE GUET-APENS
— Midi ! bougre ! j’ai juste le temps d’aller au rendez-vous de Joséphine...
Juve descendait à grands pas la côte de Bellevue.
— ... Avec tout ça, comment vais-je me rapatrier ? J’ai dit à Fandor d’être à 1 h 1/2 exactement à la gare de Nogent... il est déjà midi cinq et je suis encore à Sèvres...
Juve eut la bonne fortune de trouver place dans le tramway Louvre-Versailles, et grimpa d’un pas alerte à l’impériale :
— En somme, je n’ai pas perdu ma matinée, mais par exemple je n’ai rien trouvé d’intéressant... Puisque Dixon a failli être assassiné, il semble bien que Joséphine nous ait dit la vérité et que ce ne soit pas un complice de la bande ?
À la porte de Saint-Cloud, le tramway stoppait, et Juve en profita pour descendre, arrêter un taxi-auto :
— À la gare de Nogent et faites vite.
Le mécanicien d’un signe de tête approuva. Il n’y avait pas cinq minutes que le taxi-auto roulait que Juve déjà s’impatientait :
— Sapristi, mais je n’arriverai jamais !
Se penchant à la portière, il criait au conducteur :
— Mais marchez plus vite, bon sang ! Vous ne savez donc pas conduire ?
— Hé ! monsieur, je ne me soucie pas d’attraper des contraventions !
— Ne vous occupez pas des contraventions, mon ami... Service accéléré, je vous prie.
— Mais...
— Allez donc ! Je suis de la Sûreté !...
Une fois encore, le mot magique produisit son effet. Le conducteur fila à toute allure.
— Ouf ! pensa le policier, comme son taxi-auto effectuait un virage savant sur la petite place devant la gare de Nogent... Il est juste 1 h 45.
Juve achevait, en effet, de régler son conducteur que, de la salle d’attente, Fandor surgissait :
— Eh bien, Juve ? du nouveau ce matin ?
— Énormément, oui. Où est Joséphine ?
— Pas encore arrivée !
— Diable !
— Ceci confirme mes soupçons.
— Un peu, ça m’étonnerait que nous la voyions...
— Quel est votre plan de bataille, Juve ?
— Mon plan de bataille, comme tu dis, mon petit Fandor, ne peut être que très simple. Nous sommes à peu près à l’heure où nos individus doivent opérer, nous allons nous rendre à l’entrée de la rue des Charmilles et, là, attendre bien tranquillement, à supposer bien entendu que nous remarquions que nos individus sont réellement en train de tenter le coup... Nous allons donc attendre qu’ils viennent vers nous. La rue étant en cul-de-sac, il est certain qu’ils ne peuvent adopter un autre chemin... Quand nos individus seront à notre hauteur, je tâche d’apercevoir le Loupart et je lui saute à la gorge. Il y aura lutte, bien entendu, mais, comme pendant ce temps, tu me feras le plaisir, toi, Fandor, de hurler de toutes tes forces « au meurtre » et « à l’assassin ! » j’espère que les secours arriveront...
— Vous n’avez donc personne ?
— Non... personne !... C’est trop compliqué, vois-tu, lorsqu’à la Préfecture il faut se faire confier les forces policières pour des affaires aussi problématiques, aussi hasardeuses... et puis, pour tout te dire, je ne tiens pas encore pour certain que Joséphine ne se soit pas fichue de nous. Je ne désire pas autrement mettre les chefs au courant... Tu vois que la chose est très simple... Nous ne pouvons pas les manquer... À moins...
— À moins ?... questionnait Fandor.
— À moins, répondait Juve en s’efforçant de sourire, à moins que le Loupart et ceux de sa bande ne soient plus forts que nous et ne nous laissent toi et moi, sur le carreau... Dame ! un coup de revolver est vite tiré et nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, à l’abri des balles blindées... Tu as bien réfléchi à cela, Fandor ?
— Non ! faisait le journaliste...
— Comment, non !...
— Mon cher Juve, je vous ai dit vingt fois pour une que j’étais résolu à vous suivre partout, toujours... et à ne jamais reculer devant un danger quelconque.
— C’est vrai, Fandor ?
— Tout à fait, mon cher Juve.
— En ce cas...
Juve venait de pivoter sur lui-même, montrant le chemin.
— C’est par là...
Les deux hommes firent quelques pas en silence, au long d’une petite ruelle déserte. Juve, dans un coin d’ombre s’arrêtait, tirait de la poche revolver de son pantalon le browning qui ne le quittait jamais et dont il vérifia soigneusement le magasin...
— Fais comme moi, Fandor, regarde si tu es bien préparé en cas de lutte grave… Je ne sais pas pourquoi, mais aujourd’hui je sens de la poudre dans l’air...
Les deux hommes avaient repris leur marche. Juve, soudain, s’arrêta encore :
— Écoute, Fandor !... Écoute !... Tu n’entends pas rire ?...
— Si, mais sommes-nous donc si près de l’allée des Charmilles, qu’il soit déjà intéressant de faire attention au moindre bruit ?
Juve hochait la tête affirmativement :
— La rue des Charmilles, mon petit, est là-bas, au coin du trottoir... D’ici dix mètres nous saurons si le Loupart est là...
Juve allait continuer sa phrase lorsque soudain, dans la tranquillité de la journée, une clameur bruyante éclata :
— Au secours !... Au secours !...
D’un mouvement nerveux, Juve avait empoigné Fandor par le bras :
— Ah ! nom de Dieu ! écoute !...
Puis, lâchant le journaliste :
— Au pas de course, commanda-t-il... Prends le trottoir de gauche...
Ils n’avaient pas fait dix pas, qu’au coin de la voie qu’ils montaient un groupe apparut, se bousculant
— Au secours ! au secours !
Dans la foule des personnages qui se précipitaient vers eux en poussant des cris, marchant en tête, fuyant à toute allure, un homme à la figure dissimulée par un masque noir...
Derrière lui, deux autres individus couraient, masqués de velours gris... Enfin, à quelque distance, une troupe de garçons épiciers, d’ouvriers de toutes sortes et même un sergent de ville de la municipalité de Nogent...
— Au secours !... À l’assassin !... Arrêtez-le !...
Juve d’un geste, immobilisait Fandor :
— Halte ! Attention ! il tient son revolver...
L’homme qui fuyait en tête, menaçait, en effet, ses poursuivants d’un énorme bull-dog.
Descendant à toute allure la ruelle, poursuivis et poursuivants n’étaient plus qu’à quelques mètres du policier...
— Attention, hurla encore Juve... À moi le Loupart !
Mais apercevant soudain le policier et son compagnon, le Loupart ralentit sa course... Il cria :
— Écartez-vous !... Écartez-vous !...
Et il brandissait son revolver...
— Halte ! répétait Juve... halte ou je tire !...
— Eh bien, tirez ! moi aussi je tire !...
Et, bondissant vers le policier, le bandit braqua son revolver dans sa direction, le déchargea par deux fois !...
— À l’aide ! Fandor !
D’un brusque mouvement, Juve avait sauté de côté, les balles avaient dû le frôler, mais par bonheur, il n’était point touché...
— Hardi, Juve !...
Le policier, à nouveau, s’était élancé sur le Loupart. Il l’avait saisi au collet et cherchait à le renverser...
— Lâchez-moi ! ou je vous... !
Du secours arrivait...
Fandor voyant le danger que courait Juve, et bien qu’en principe, il ne voulût jamais participer matériellement à une opération de police, s’était jeté à la rencontre des deux complices masqués de gris...
Les poursuivants allaient les rejoindre, leur prêter main-forte...
Juve, secouant son prisonnier, hurlait :
— Arrête, canaille ! arrête !...
L’autre se débattait :
— Lâchez-moi, ou je...
Il tenait toujours à la main son revolver, quelque effort que fît Juve pour paralyser ses gestes, il réussissait à viser le policier :
— Ah ! j’aurai ta peau !...
Juve sentit le canon appuyé sur sa nuque.
— Je suis foutu ! pensa-t-il...
D’un coup d’œil il avait vu que Fandor ne pouvait lui porter secours... Encore un instant et le Loupart allait tirer...
— Ah !... râla Juve...
Et tendant ses muscles dans un sursaut d’énergie, il écarta une seconde la main du Loupart, le repoussa, puis visa le bandit, tira...
— Au secours, je... je...
L’homme tournoya deux fois sur lui-même, puis lourdement, tomba sur le sol...
— Fandor ?...
Juve allait s’élancer vers lui.
Mais déjà l’inspecteur était au centre d’une mêlée furieuse, coups de pied, coups de poing pleuvaient. À mort ! criaient les assaillants.
Juve succombait devant le nombre...
Subitement abandonné par ceux qui s’acharnaient sur lui, Fandor, à son tour, s’élançait au secours de son ami…
Mais soudain une pensée affolante le clouait sur place :
— Mon Dieu ! mon Dieu !
Un peu plus loin que le groupe qui se battait, plus loin que le corps du Loupart étendu en travers de la chaussée, rigide, sans mouvement, Fandor venait d’apercevoir un homme qui, debout au milieu de l’impasse, à côté d’une sorte de trépied sur lequel était posé un appareil qu’il n’identifiait pas tout de suite, semblait s’amuser beaucoup, regardait la scène en riant, sans nulle envie d’intervenir...
Les événements se précipitaient avec une telle hâte que Fandor, l’esprit trouble, la pensée vague, demeura un instant interdit... Il cria :
— Au secours !
L’autre avait un geste de tête familier :
— Très bien !... très bien !... Ça fera une bande épatante !...
Et soudain, Fandor, englobé par la mêlée qui continuait autour de Juve, s’aperçut avec stupeur qu’aux côtés du sergent de ville, aux côtés des gens qui, tout à l’heure, poursuivaient le Loupart et maintenant s’acharnaient sur Juve, les deux hommes complices du bandit, les deux hommes masqués de gris, étaient demeurés, ne songeant nullement à s’enfuir...
Les cris continuaient à déchirer l’air :
— Au secours !... à moi !...
Des gens accouraient de toutes parts, Fandor se pressait le front entre ses deux mains, chancelant, pensant mourir d’effroi...
Fandor, soudain, avait compris.
***
La tête couverte d’un pansement volumineux, le bras en écharpe, Juve répondait d’une voix tremblante au commissaire de police de Nogent :
— Non, monsieur le commissaire, je ne me suis aperçu de rien ! C’est abominable ! J’ai agi avec la plus entière bonne foi... Je n’ai tiré qu’après avoir essuyé trois coups de feu...
— Mais voyons, vous avez bien dû voir l’accoutrement bizarre des voleurs ! des agents... Ce malheureux que vous avez blessé, à moitié tué, a la figure grimée...
Juve secouait la tête :
— Hélas ! faisait-il, je n’ai pas eu le temps de voir tout cela... Comprenez, monsieur le commissaire, comment les choses se sont passées, voyez comme le piège m’était finement tendu... J’arrive à Nogent, persuadé que j’allais me trouver face à face avec de redoutables bandits... Que la rencontre se produira à telle heure, telle rue... Ces bandits, on m’en donne le signalement, ils auront des masques sur la figure, ils sortiront de telle maison... Et toutes les choses se passent comme on me les a annoncées : je n’ai pas fait dix mètres dans la rue indiquée, que je vois, en effet, des gens qui se précipitent en hurlant « au secours » dans ma direction... Je reconnais les hommes masqués... ai-je le temps de vérifier les détails de leurs costumes ? non, bien entendu... je saute à la gorge du fuyard... il a un revolver et il tire... pouvais-je savoir que cette arme était chargée à blanc ? Lui, mime une scène de cinématographe et me prend pour un acteur, jouant le rôle de policier... il lutte, il se débat... il joue son rôle et je suis victime de son jeu... il vient de tirer, je suis armé, moi aussi, je tire.
— Et vous le tuez à moitié !...
— Hélas !... ah, je vous assure, monsieur le commissaire, que je ne me pardonnerai jamais l’accident que je viens de causer. Mais je ne pouvais savoir que c’était du cinéma.
— Enfin, précisez-moi comment les choses se sont terminées ?
— Aussitôt après mon coup de feu, les camarades de l’acteur blessé, ne comprenant rien à ce qui se passait et me prenant pour un assassin, se jettent sur moi... vous avez vu que j’étais accompagné d’un ami, Jérôme Fandor, rédacteur à La Capitale... c’est lui qui, le premier, apercevant l’opérateur qui déroulait la bande du cinéma, a compris... et puis, nous avions fait du bruit, des gens s’empressent, de vrais agents de police, cette fois, accourent de tous côtés... les comédiens s’acharnent sur moi... c’était bien naturel... les agents m’arrachent à leurs mains... tout s’est expliqué lorsque j’ai montré ma carte...
— Et c’est alors que les secours se sont organisés.
— Oui, on a transporté le malheureux acteur au Couvent de Sainte-Clotilde.
Et tandis que le policier, retenu au poste par le commissaire, désireux de vérifier de façon certaine son identité, se désespérait, Fandor, après un long interrogatoire, après être passé au couvent des dames de Sainte-Clotilde où les religieuses, en attendant l’arrivée d’une voiture d’ambulance, soignaient l’excellent et honorable artiste, l’acteur Bonardin, si malencontreusement blessé par Juve, repartait accablé dans la direction de Paris...